Aide psychologique à l’intégration d’une enfant en école maternelle

Publié le : 24 janvier 20199 mins de lecture

A son entrée en petite section de maternelle, Lucie a déjà dépassé les quatre ans et demi. Comme son frère, aîné de six ans, elle refuse les rituels, les activités, les règles. L’école dit contenir d’incessantes déambulations, parle de mise en danger.

La mère, appuyée par le beau-père, refuse toute prise en charge extérieure à l’école. Ils invoquent une causalité unique : le traumatisme de la mort violente du père. Selon eux, les conditions éducatives présentes améliorent de jour en jour les comportements des deux enfants. L’échec plus grave du frère met en perspective la « normalité » revendiquée pour sa sœur.

Après 7 mois difficiles, ils acceptent que je la rencontre en entretien individuel. C’est une enfant anxieuse qui cherche à imposer sans négocier. Elle apporte toujours le même matériel dans nos échanges : des « dessins ». En fait, des tracés de lettres et de chiffres, qui tantôt lui servent à démontrer son savoir (des choses sues), tantôt expriment sa vie relationnelle en famille (des choses dites). Bien que jargonnant, comme son frère, elle parvient à maîtriser des éléments de langage assez élaborés pour lui assurer une certaine pertinence pragmatique.

Le K-ABC, difficile à mener, est très homogène. Les résultats des diverses échelles se situent en limite d’un retard mental léger. Quelques épreuves piagétiennes – classification, conservation de quantités – sont échouées.

Cliniquement parlant, le mode relationnel de Lucie se répète inchangé. Elle semble peu penser l’altérité, et répond sur tout sujet en invoquant son propre univers. Si elle réussit, elle s’excite, jubile, crie, se lance dans des exemples de son invention, censés prolonger mes initiatives. Mise en échec, elle m’impose ses graphies, sur un ton affirmatif (ritualisation). Si j’essaie de revenir à mon investigation, elle fuit. Insistant encore, je provoque une attitude régressive, exprimée par un graphisme de larges boucles concentriques, envahissant la feuille mise en largeur, dans des tons de vert, de brun, puis de violet. Il suffit de revenir à une communication négociée : elle retrouve sa force jubilatoire. Les moments de pertinence pragmatique, même contaminés un peu par des excès de jubilation, suggèrent des possibilités d’adaptation chez l’enfant, qu’un psychologue ne peut que souhaiter favoriser au travers d’une stratégie d’intégration, du côté de l’école. Mais, cette année-là, crispations, accusations réciproques et refus entre l’école et la famille, laissent Lucie dans une impasse.

Elle se trouve dans une autre école deux semaines environ après la rentrée suivante. Comme psychologue scolaire, je propose de suite au nouvel enseignant (moyenne section) de partager la vie de sa classe, tous les jours, de l’accueil à la récréation de mi-matinée, sur une période déterminée (novembre-décembre). Nous convenons que ses choix pédagogiques, avec l’organisation et les règles qui en découlent, resteront inchangés. Il m’importe qu’il se sente en sécurité dans son propre système. Ce qui lui permet d’envisager mes « improvisations ». C’est le maître qui présente Lucie aux autres enfants. Nous leur disons, ensemble, qu’elle a besoin d’être aidée quelques temps, « pour s’habituer à sa nouvelle école ».

La question d’une relation duelle restrictive est un faux problème. D’une part, je m’arrange, en effet, pour distiller mes échanges verbaux vers plusieurs enfants. D’autre part, quand Lucie demande une autorisation, je l’adresse systématiquement à son maître, qui l’inclut aussitôt dans son propre système d’échanges. Enfin, je « travaille » la position de tiers où la plupart des enfants tendent habituellement à installer celui ou celle qui, parmi eux, est objet d’une intervention. Ce travail sur le langage (pro-nominalisation, entre autres choses) est une constante plutôt banale lorsqu’on partage la vie d’une classe en maternelle.

Concrètement, le « doudou » va constituer la première étape d’intégration. Le maître ne peut pas se dédire sur l’obligation de laisser les doudous dans une caisse. Mais j’obtiens que Lucie ait le droit de différer cette rupture, après la séance d’accueil-regroupement qui l’y prépare. De plus, le maître accepte que le doudou reste visible, assis sur le bord de la caisse, face à la salle.

L’accès aux activités proprement scolaires révèle la complexité et la difficulté de l’intégration. Par tâtonnements, mais en lien avec mon évaluation clinique préalable, je découvre que la demi-heure consacrée à ces activités peut se partager en trois courtes séances :

– découverte et essai(s) sur la fiche prévue par le maître (forme de rituel collectif)

– graphismes de lettres, de chiffres, tels que revendiqués par Lucie (forme de rituel personnel)

– apprentissage au niveau réel de Lucie (graphisme en retard d’environ 2 ans). Comme cette succession, rapide, ne couvre pas totalement le temps imparti, Lucie est ensuite confrontée à l’interdiction de déranger les autres enfants, donc une obligation d’autonomie sur peu d’activités, partiellement inaccessibles (livres, dessins).

Cette situation compromet le travail précédent, car elle provoque chez Lucie des transgressions compulsives et ressassantes. Je m’appuie sur ces réactions. Je place la négociation à l’intérieur même de ces conduites déviantes. Par exemple, nous convenons qu’elle puisse s’adonner à son jeu du téléphone, mais sans le faire sonner, puis sans se mettre à crier de joie. Elle peut jouer verbalement avec ses représentations de mère, de frère, reliés dans l’ici et le maintenant par le doudou resté assis, tout en s’efforçant de penser ce jeu comme tel, à distance, donc tout en contrôlant ses réactions jubilatoires. Le maître, averti de cette dynamique, admet qu’à terme il bénéficiera de cette capacité accrue de se contrôler. Il constate aussi que la contagion qu’il redoute n’a pas lieu… ou bien peu ! Car de joyeux et astucieux garçons tentent le passage en force. Pour eux la sanction du maître tombe. Ils doivent, en retour, admettre leur différence. Ce n’est plus seulement Lucie qui se découvre. L’intégration est un processus réciproque. Difficile à ce niveau de dire exactement les interactions.

Ma présence a peut-être aussi valeur de protection. Cette autre enfant, dans son étrangeté menaçante, n’est pas complètement libre. Comme adulte j’inter-viens, j’entre-prends, donc je m’inter-pose. Cet aspect s’est aussi révélé du côté des assistantes maternelles. Elles aussi tendraient inconsciemment à mettre en position de tiers exclu l’enfant différent. Mon travail, en complément de celui dans le groupe d’enfants, a consisté à dévoiler ce qui était possible chez Lucie, à réduire la crainte de l’imprévu, de l’inexplicable, à accepter même le déploiement de l’inconnu.

Un jour, Lucie s’est mise à contrôler son geste graphique, sur de simples et classiques enchaînements de « ponts ». Ce résultat tenait du fortuit, de l’intuitif. L’enfant et moi nous jouions, en chantonnant sur les mots « poin…tus » et « aaaa…rrondis ». Dans le jeu, je guidais la main de Lucie, qui jubilait, à son habitude, de sa voix au timbre rocailleux. Je me suis aperçu que nous venions de transgresser ensemble la loi du silence, quelques brefs instants. Le bon résultat graphique a eu raison de quelque chose de craintif, de rigide, qui planait dans la salle. De ce jour, le fonctionnement de cette demi-heure de travail a gagné en souplesse, pour tous les enfants. Comme si l’ensemble – maître + élèves + assistantes – avaient légèrement déplacé le seuil des interdits, ou modifié le rapport entre incitations et interdictions.

Au bout de plusieurs semaines, l’équipe éducative a exprimé sa satisfaction. Au milieu du cercle d’adultes Lucie a pu entendre que, désormais, elle n’avait plus besoin de moi. Au fil des jours je l’avais amenée aussi à découvrir le dessin figuratif, à mettre un peu à distance ses lettres et ses chiffres. Elle ne criait plus en classe. Sauf de jubilation. Le rire rugueux de Lucie s’entend à travers toute l’école.

Ce travail en psychologie « scolaire » a permis que le conflit famille/école soit dépassé, que l’enfant adhère à une vie scolaire ordinaire. Il a été complété par l’intervention d’une enseignante spécialisée, deux mois plus tard, et pendant encore deux mois. A présent, il est possible de reprendre les échanges sur le terrain de l’évaluation, et, à terme, de reparler peut-être d’aide externe.

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